1. Ce n’est pas le monde des bisounours
Commençons par un constat : l’intelligence collective, pour qu’elle puisse émerger d’un groupe, est dépendante de la capacité de ses membres à collaborer (du latin “con”: avec, “laborare”: travailler) plutôt que concourir. Ce constat se heurte au mythe selon lequel la capacité d’un individu ou d’un groupe à survivre et à prospérer dépend de sa capacité à imposer sa volonté aux autres selon la loi du plus fort.
Cette idée est balayée par les scientifiques Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans leur livre “L’entraide, l’autre loi de la jungle”. Ils expliquent que notre imaginaire collectif est peuplé de deux mythes fondateurs qui freinent l’entraide. Le premier de ces mythes nous dit que la nature en général et la nature humaine sont fondamentalement compétitives et égoïstes. Le deuxième mythe associé est celui d’un état de nature violent dont il faudrait nous extraire à tout prix pour empêcher le “retour à la barbarie”. Ces deux mythes contribuent à la création d’une “culture de l’égoïsme”. La science a pourtant démontré que ces mythes sont biaisés et simplificateurs : la nature n’est pas fondamentalement compétitive, de la même façon qu’elle n’est pas fondamentalement bienveillante. La compétition et la coopération sont deux forces qui coexistent dans la nature. L’entraide est ainsi naturellement présente dans la nature, des bactéries aux sociétés humaines.
Les humains naissent donc avec une capacité d’entraide et de coopération, qui en fonction de l’environnement dans lequel ils se trouvent, peut être amenée à s’exprimer ou non. C’est ainsi que les chercheurs expliquent les actes spontanés d’entraide réalisés entre étrangers lorsqu’une catastrophe survient. L’économiste et psychologue Daniel Kahneman a poussé le sujet plus loin avec sa théorie du double système cognitif. Selon lui, la pensée fonctionne à deux vitesses : une première rapide, intuitive et spontanée. C’est celle que nous utilisons la majeure partie du temps, notamment pour tout ce qui concerne nos comportements automatiques. Le second système est celui de la pensée lente, de la réflexion et du calcul, qui demande de l’effort et n’est donc pas sollicité en permanence. Il apparait que le système 1 se tourne souvent vers des comportements coopératifs parce que ce sont ceux qui procurent à l’individu des sensations positives.
La force de l’être humain par rapport à d’autres êtres vivants est justement sa vulnérabilité et son interdépendance qui le conduit à coopérer avec ses congénères. Donc non, un monde où la coopération aurait une place importante dans comment nous travaillons ou interagissons entre nous, ce n’est pas le monde des bisounours, c’est juste ce qui nous a permis de prospérer jusqu’ici en tant qu’espèce.
2. L’intelligence du groupe, ça existe et ce n’est pas juste la somme de l’intelligence des individus
La 1ère mesure de l’intelligence collective date de 1906. Il s’agit du phénomène de “sagesse des foules”. Elle a été mesurée pour la première fois par Sir Francis Galton alors que celui-ci assistait à une foire à l’occasion de laquelle avait été organisé un concours : les participants devaient deviner le poids total de la viande que l’on pouvait tirer du bœuf qui était devant eux. A la fin du concours, Galton récupéra les 787 tickets sur lesquels chaque participant avait noté son estimation. Alors qu’il pensait trouver-là la preuve de l’ignorance des individus n’appartenant pas à une élite, les résultats lui montrèrent le contraire. La médiane des 787 estimations était de 548kg alors que le vrai poids était de 543 kg, soit une différence de 5kg seulement. La différence était encore plus faible quand il s’agissait de la moyenne des estimations. Dans le cas que nous venons de voir, il s’agit de faire appel à l’intelligence collective sans qu’il y ait d’interactions entre chaque participant. Or on peut aller plus loin en faisant interagir les personnes entre elles.
C’est l’expérience qui a été menée en 2010 par Anita Woolley de Carnegie Mellon et Tom Malone du MIT Center for Collective Intelligence2. Lors de leur étude de différents groupes pour comprendre ce qui rend un groupe plus intelligent qu’un autre, ils firent quelques découvertes. La première est la confirmation qu’il existe bien une intelligence qui émane d’un groupe, qu’ils appelèrent le QI collectif. Ce QI collectif est aussi mesurable que le QI d’un individu. La deuxième découverte est que contrairement à ce qu’on pourrait penser, les QI individuels (que ce soit la moyenne ou celui du meilleur du groupe) ont assez peu d’effet sur le QI collectif. Il ne suffit pas de mettre des gens très intelligents dans un groupe pour que le groupe soit intelligent et que l’intelligence collective puisse émerger (cf. notre article sur l’émergence). Leur étude est allée plus loin et leur a permis d’identifier deux facteurs qui augmentaient significativement l’intelligence des groupes. Le premier de ces facteurs est la “sensibilité sociale” des membres du groupe. Elle est définie comme la “capacité de chacun à déchiffrer l’état d’esprit des autres en captant les non-dits et les signaux non verbaux”. Cette sensibilité permet à la communication entre les membres du groupe de gagner en fluidité et donc en efficacité. Le 2ème facteur important pour l’intelligence du groupe est l’égalité du temps de parole afin que chacun puisse partager la même quantité d’information et que les perceptions de chacun puissent s’équilibrer. Comme nous venons de le voir, ce qui a le plus d’impact sur le QI collectif ce n’est pas la somme des QI individuels mais l’intelligence émotionnelle du groupe (capacité d’écoute, d’empathie et de respect des contributions des autres).
C’est pour cela que l’intelligence collective requiert des conditions de coopération spécifiques que l’on appelle collaboration : car si la coopération ne sous-entend pas de rapport de pouvoir spécifique, la collaboration elle implique que les membres soient égaux en temps de participation et en pouvoir de décision.
3. Ce n’est pas le foutoir
Maintenant que nous avons vu que ce n’est pas le niveau d’intelligence des individus qui compte pour rendre un groupe intelligent mais la qualité des interactions entre ces individus, nous pouvons examiner les facteurs qui détermine la qualité de ces interactions. Car contrairement à une idée reçue, il ne suffit pas de mettre des gens en groupe dans une salle pour que la magie opère. Et dans l’autre sens, mettre des gens en groupe sur un pied d’égalité ne veut pas nécessairement dire que cela va être “le foutoir” et qu’ils vont partir dans toutes les directions. Pour cela, il y a trois aspects importants qu’il faut prendre en compte.
Le premier élément est la diversité cognitive, dont le théorème a été établi par le sociologue Scott Page et le mathématicien Lu Hong. Ce théorème stipule que l’erreur d’une estimation collective (la moyenne des estimations) est égale à l’erreur moyenne des estimations individuelles, moins la diversité des estimations. En d’autres termes, plus un groupe comporte d’individus avec une diversité de points de vue, d’expertises et d’expériences, plus ce qui sortira du groupe sera juste.
Le deuxième élément fondamental, qui rejoint le premier, est celui de l’indépendance d’esprit. Il ne s’agit pas ici que l’individu disparaisse dans le collectif et perde ce qui fait son individualité. Le collectif est riche parce qu’il est riche des individualités de chacun. C’est grâce à l’indépendance d’esprit de chaque membre que leur diversité de points de vue pourra s’exprimer et que le collectif pourra être dit intelligent.
Pour que la coopération entre individus puisse se faire et que chacun soit en confiance d’exprimer son point de vue de façon authentique, il faut créer une ambiance correspondante. Il s’agit ici du 3ème élément, créer un cadre clair et sécurisé. Dans leur livre “L’entraide, l’autre loi de la jungle”, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle expliquent quels sont les ingrédients qui permettent de faire émerger la coopération dans un groupe. Ces ingrédients sont en fait des sentiments essentiels pour garantir la qualité de l’écoute et des échanges qui rendent les groupes plus intelligents.
- Le 1er est le sentiment de sécurité éprouvé par tous les membres du groupe et qui dépend de la constitution de ce que les auteurs appellent une bonne “membrane” (les règles que se fixe le groupe, sa raison d’être, son identité).
- Le 2ème est le sentiment d’égalité et d’équité, qui permet de contrer les potentiels effets néfastes du sentiment d’injustice (colère, ressentiment, comportements antisociaux et désir de punition). Il est assuré par une répartition égalitaire du pouvoir de décision et du temps de participation.
- Le dernier sentiment est celui de la confiance. Ce sentiment tire son origine des deux précédents, c’est lui encourage chaque individu à donner le meilleur de lui-même pour le bien du groupe.
On comprend mieux pourquoi la définition du cadre de sécurité est aussi importante (cf notre article sur le sujet). En quoi consiste-t-il ? Le cadre de sécurité est ce qui permet de délimiter le terrain de jeu dans lequel les participants vont travailler ainsi que les règles du jeu pendant les ateliers. Ce cadre permet ainsi aux participants de savoir ce qui est attendu d’eux, le degré de liberté dont ils disposent mais aussi la posture de “sensibilité sociale” attendue dans ces ateliers. C’est là que la phase de préparation prend toute son importance dans une démarche d’intelligence collective. C’est durant cette phase de préparation avec les commanditaires, aussi appelés sponsors, que les facilitateurs co-désignent le cadre avec les sponsors de façon à ce qu’il soit le plus clair possible. Ce cadre est aussi clé dans la canalisation de cette intelligence collective vers une problématique spécifique.