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Ce que la pandémie nous révèle sur le modèle VUCA – 1/2

8 Juil • par Thaïs Plouvier

Concept développé dans les années 1990 par l’armée américaine, l’acronyme VUCA désigne la tendance de notre monde à devenir, depuis les 30 dernières années, de plus en plus volatile, incertain, complexe et ambigu. Évolution des comportements du client – ou des talents, instabilité géo-politique entre pays pourtant partenaires économiques, désorganisation de la chaîne d’approvisionnement… Voici quelques symptômes observés qui nous montrent que la trajectoire du monde n’est plus aussi paisible qu’avant, et que les organisations – entreprises, administrations et ONG – doivent redessiner leur perception de ce monde.

Éviter du statu quo   

L’acronyme peut faire peur car il implique que l’environnement serait de moins en moins contrôlable, simple, stable et certain. Face à ce constat, le premier écueil serait de renoncer à penser notre adaptation au VUCA, de choisir le statu quo, le ”business as usual” : cela revient à accepter de se mettre à la merci de ces aléas. En clair, ignorer le VUCA, c’est risquer l’obsolescence. L’autre écueil serait de vouloir gérer ces 4 facteurs en y donnant une réponse commune.

Il ne faut pourtant pas s’y tromper : chacun de ces constats fait référence à un problème différent, et bien qu’une même situation puisse être à la fois, disons, complexe et ambigüe, la complexité et l’ambiguïté ne devraient pas être adressées de la même manière.

Nous allons considérer chaque composante d’abord séparément ; nous reviendrons ensuite au phénomène global, pour tenter de comprendre comment il impacte la vie des individus, des organisations – du monde.

 

Rester à jour dans un environnement volatile  

La volatilité d’un environnement fait référence à son manque de stabilité. Le terme est d’abord utilisé en 1778 par le scientifique Buffon pour désigner la « qualité de ce qui est susceptible d’une expansion subite ». Ce terme est employé aujourd’hui en chimie comme mesure de la capacité d’une substance à se vaporiser, et en finance pour qualifier le cours des actions, qui peut à tout moment s’envoler ou s’effondrer brutalement.  

Dans un environnement volatile, l’information est disponible et la situation présente est compréhensible, mais les changements sont fréquents et si rapides qu’ils sont souvent imprévisibles. La volatilité des environnements est un facteur de stress important pour les collaborateurs, car elle renvoie à une menace d’ordre vital pour l’organisation ; un marché, une entreprise ou un secteur pourrait s’effondrer à toute vitesse sans qu’on ait vu le changement venir.  

Et pourtant, en rétrospective, on remarque que les changements sont toujours annoncés par des signaux plus ou moins faibles. L’enjeu est donc de les détecter et de les interpréter correctement. Évoluer dans un environnement volatile requiert d’être continuellement attentif aux menaces et aux opportunités qui s’expriment sous formes de signaux faibles, des extrapolations réalisées sur la base d’informations fragmentaires.  

Cependant, les signaux faibles ne fournissent au mieux que des probabilités ; ces indicateurs ne sont ni certains, ni précis. Il s’agit donc dans un deuxième temps de développer la réactivité organisationnelle, afin de s’adapter le plus rapidement possible aux changements brusques, que l’on n’aura pas réussi à anticiper, et de redonner confiance aux collaborateurs en cette réactivité organisationnelle afin de réduire le stress causé par le caractère instable de l’environnement. 

Illustration :  La pandémie de Covid-19 a déstabilisé très rapidement les sociétés dans le monde entier. Bien que la gravité et la vitesse de propagation de la maladie aient été signalées début 2020 par la situation en Chine et en Italie, le gouvernement Français – comme ses homologues européens – n’a pas su interpréter ces signaux faibles ; il n’a donc pas envisagé d’adopter de fortes mesures de lutte contre la pandémie avant le mois de mars. Lorsque le confinement a été annoncé, les organisations ont alors dû effectuer des adaptations radicales en quelques jours, sans avoir pu les préparer – dans les secteurs public et privé. Les différentes phases de propagation du virus et l’apparition de nouveaux variants illustrent bien la volatilité de notre environnement en ce moment. 

 

Réduire l’incertitude 

L’incertitude fait simplement référence à l’imprévisibilité du résultat d’une action, d’une évolution. Bien que les relations de cause à effet passées soient comprises, il n’est pas possible de savoir si un événement aura des conséquences significatives, parce qu’on manque d’informations pertinentes. Il en résulte une difficulté à prévoir l’avenir, en particulier sur le long-terme. Le risque associé est de ne plus se préoccuper que du court-terme, ce qui revient à ne plus avoir de stratégie, d’orientation commune ; l’avenir devient alors un adversaire que l’on craint, plutôt qu’un champ de possibles dans lequel on trace collectivement sa route. Dans cet état d’esprit, la démotivation des équipes est assurée !  

Pour réduire l’incertitude à des niveaux acceptables, la solution réside dans l’information ; une organisation doit être capable de traiter continuellement de grands volumes d’informations et de les lier entre elles afin d’optimiser la précision et la justesse de ses prédictions. L’organisation doit également laisser assez de jeu à ses orientations stratégiques pour qu’elles puissent s’adapter aux différents scénarios d’avenir. 

Illustration : les organisations ont dû traverser la crise du Covid-19 sans savoir combien de temps celle-ci durerait et combien de confinements serainetseraient nécessaires. Les avis des gouvernements, des organisations internationales et des experts n’étaient eux-mêmes pas toujours alignés, car on manquait d’informations sur la maladie et sur l’efficacité des mesures de lutte contre la pandémie. La situation que nous vivons depuis bientôt 18 mois est hautement incertaine. 

 

Embrasser la complexité  

Un environnement complexe est difficile à appréhender tant il y a de variables et d’interconnexions entre ces variables à prendre en compte. Dans une situation complexe, ce n’est pas comprendre la nature de chaque relation, de façon indépendante des autres, qui est difficile ; ce qui l’est en revanche, c’est d’appréhender toutes les relations.  

La complexité est un challenge pour la réflexion et la prise de décision. Les neurosciences ont montré que nous avons une tendance naturelle à préférer la simplicité (1), parce qu’elle est plus économe et plus sécurisante ; ce qui est simple est prédictible, donc on peut toujours soit le contrôler, soit anticiper le comportement à adopter pour s’adapter à son évolution. La complexité au contraire est associée à une perte de contrôle.  

Et ce qui est vrai à un niveau individuel se retrouve aussi à un niveau organisationnel. Les structures organisationnelles sont historiquement simples, elles reposent sur un principe de séparation des tâches (cf. notre article « comment mettre fin au taylorisme organisationnel ? ») ; les organisations cherchent à minimiser le nombre de connexions, donc à réduire la complexité. Pourtant l’environnement dans lequel les organisations évoluent n’est pas simple ; et il l’est de moins en moins. Un seul exemple suffit à démontrer la tendance : la mondialisation, qui désigne une augmentation du volume de relations à un niveau global. Le terme est devenu populaire dans les années 80 et 90 suite à la prise de conscience de la multiplication des acteurs qui ont commencé à concurrencer la prééminence occidentale.  

Face à la complexité, deux stratégies sont possibles, mais une seule est pérenne ; y opposer une structure organisationnelle simple, ou bien adopter soi-même une structure complexe, qui reflète la complexité externe. La recherche a montré que les organisations qui adaptent leur structure pour correspondre aux changements de leur environnement sont nettement plus performantes que celles qui conservent leurs structures et processus historiques. Pour faire face à la complexité, les organisations doivent donc apprendre à faire évoluer leur fonctionnement avec leur environnement plutôt que de lui opposer des structures figées. Cela passe par une remise en cause notamment de la division du travail en silos étanches ; la division est par essence une simplification, alors que la complexité exige au contraire d’intensifier les interactions. Pour embrasser une situation complexe, il faut être en capacité de recréer la situation complexe, en intégrant progressivement de nouvelles informations que l’on relie aux autres.   

Illustration : le volume mondial des interactions sociales est tel qu’aucun pays n’a été épargné par la pandémie du Covid-19. Suivant les cultures politiques et l’acceptabilité sociale du pays, différentes stratégies ont été déployées pour limiter, voire interrompre, les interactions humaines de façon à freiner ou stopper la propagation de la maladie de façon efficace : fermeture ou limitation des lieux publics, confinement draconien ou stricte, tracking individualisé de la chaîne de contamination, cohéritions en cas de manquement, etc. Et chaque mesure prise allait générer à court, moyen ou long terme des conséquences de réels bouleversements dans nos sociétés (décrochage scolaire, anxiété, trauma social, etc.). Ces effets ne pouvaient être appréhendés par les décideurs s’ils n’intégraient pas une multitude d’informations pertinentes pour embrasser la complexité des relations humaines, sociales et politiques de leur pays. 

 

Dépasser l’ambiguïté 

Le niveau d’ambiguïté dépend de la capacité qu’a l’observateur de comprendre les informations, de leur donner du sens et de les relier entre elles. Une situation est ambigüe quand l’observateur n’arrive pas à comprendre les relations de causes à effet, ou bien les règles du jeu qui sous-tendent la situation, parce qu’il lui manque l’expérience nécessaire à cette compréhension. L’entrée sur un nouveau marché émergent, ou le lancement d’une innovation, a généralement un caractère ambigu. C’est la nouveauté qui crée ici la difficulté. Dans ce cas, rassembler des informations peut être vain, parce qu’on ne saura pas comment trier les informations pertinentes des informations non-pertinentes. Il est donc difficile de prendre des décisions dans une situation ambigüe. L’écueil ici serait d’éviter les situations ambigües en restant dans des zones connues, ce qui revient à se mettre à l’abri de l’innovation. La solution, c’est l’expérimentation : il faut tester des hypothèses et les analyser pour comprendre ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, et pourquoi. 

Illustration : Les médias, gouvernements et autorités sanitaires ont transmis de grands volumes d’informations sur la pandémie sans toujours donner à la population les moyens de les interpréter correctement. Par exemple, les statistiques quotidiennes sur le nombre de morts dues au Covid-19 n’étaient pas toujours mises en perspective ; et certaines comparaisons, comme avec la grippe saisonnière et la grippe espagnole, ont été employées parce que ce sont des références familières, alors qu’elles ont pu transmettre une image biaisée de la situation. Les individus ont donc vécu la crise sanitaire comme une situation ambigüe, c’est-à-dire difficile à comprendre avec justesse malgré le volume d’informations disponibles.  

 

Pour conclure : sur la pandémie et les suivantes 

Pour vulgariser un concept aussi difficile à appréhender que le VUCA, la pandémie du Covid-19 nous a fourni un exemple particulièrement pertinent : la maladie est un révélateur et démonstrateur du monde VUCA . En voici quelques illustrations :   

  • C’est parce que le monde est un réseau complexe composé de centaines de milliards de d’interactions humaines quotidiennes qu’une maladie contagieuse se propage inévitablement à un niveau mondial, 
  • De par sa vitesse de propagation (volatilité), la pandémie déstabilise toutes les structures et les oblige à la fois à être attentives aux signaux faibles (aujourd’hui : le variant Delta), et à faire preuve d’une réactivité inédite, 
  • Cette déstabilisation, impossible à comprendre tant elle est complexe et sans précédent, plonge en plus le monde dans l’incertitude et l’ambigüité : notre vitesse d’acquisition de connaissances sur la maladie est encore trop lente comparée à sa vitesse de propagation. Ce déficit de connaissances pertinentes conjugué à une surcharge d’informations est un facteur de confusion et de stress pour les individus et les organisations, 
  • A cause du caractère incertain et volatile de la situation, les gouvernements ont opté au début de la pandémie pour des stratégies très court-terme pour parer au plus urgent, générant parfois des informations contradictoires : l’utilité du port du masque par exemple. Cette stratégie réactive a pour effet de renforcer le caractère ambigu de la situation. 
  • Enfin, il a été opposé à ce problème complexe des solutions simples qui étaient donc limitantes et peu adaptées aux vécus individuels : elles ont pu créer chez certains des sentiments d’aliénation ou des conséquences négatives plus profondes sur la société à  long terme. 

Ces deux derniers exemples montrent qu’il est important d’être attentif à la réponse que l’on oppose au VUCA ; car les réponses que l’on aurait naturellement tendance à choisir auront souvent pour conséquence de renforcer les effets nocifs du VUCA au lieu de les atténuer.  

Finalement, l’expérience dramatique des années 2020 et 2021 ne sera pas perdue. La prochaine pandémie aura un caractère moins nouveau et nous anticiperons mieux la complexité de ses impacts. Nous serons plus attentifs aux signaux faibles de sa propagation et plus réactifs à la déstabilisation issue de la volatilité. Nous utiliserons les informations récoltées pendant la pandémie du Covid-19 afin de réduire l’incertitude. Nous comprendrons mieux la nature des relations et serons plus à même de trier les informations pertinentes des informations non pertinentes, réduisant ainsi l’ambigüité de la nouvelle situation. Du point de vue du VUCA, même si nous ne sommes pas au bout de nos apprentissages, ce n’est donc pas la prochaine pandémie qu’il faut craindre le plus, ce sont les événements imprévisibles, radicalement nouveaux – les fameux Black Swan Events (2) – dont il existe peut-être déjà des signaux faibles, mais que nous ne pourrons pas précisément anticiper, et qui déstabiliseront à nouveau le monde de façon trop rapide pour que nous échappions à l’ambiguïté et à l’incertitude. Il peut s’agir d’innovations technologiques, de phénomènes climatiques, de guerres, de mouvements sociaux ou d’un phénomène si nouveau qu’il n’est pas encore imaginable ; qui peut prétendre le savoir ? 

(1) Daniel KahnemanSystème 1, Système 2, les deux vitesses de la pensée 

(2) Nassim Nicholas Taleb’s The Black Swan: The Impact of the Highly Improbable