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Petit précis d’évolution d’une organisation

17 Avr • par Quentin Lebel

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n mars dernier, la crise sanitaire liée à la Covid 19 a bouleversé notre monde, modifiant du jour au lendemain le contexte dans lequel nos institutions, les services publics, les entreprises ou les associations fonctionnaient. En quelques jours, sous une très forte contrainte, ces organisations humaines se sont adaptées, elles ont accéléré leur prise de décision, modifié leur façon de travailler, chamboulé leurs modes de coopération… Mais une fois le pic de la crise considéré comme passé et le premier déconfinement confirmé, les espoirs d’un monde nouveau se sont vite évaporés : à l’hôpital, les tableurs T2A ont fait leur retour, les arguties législatives ou administratives ont perduré et certaines entreprises cotées ont lancé des plans de transformation pour maintenir leurs ratios financiers stables. Rien n’a encore vraiment changé…

Pourquoi ? Pourquoi, malgré les crises et leurs conséquences, les organisations humaines reviennent-elles si naturellement et facilement à leur état d’avant-crise ? Pourquoi n’arrivent-elles pas à évoluer de manière fluide et continue ?

Étudier la nature même d’une organisation humaine et comprendre ses modes de fonctionnement pour les adapter sont les clefs qui vous permettront de faire évoluer réellement votre organisation.

Dissection d’une organisation

En sociologie, une organisation humaine est définie comme l’agencement volontaire d’acteurs (individus et moyens) qui, en échangeant information, énergie et matière, réalisent un objectif commun : générer une valeur ajoutée en proposant un service gratuit ou marchand, un bien, une connaissance nouvelle, etc. Et pour réaliser cet objectif, l’organisation doit relever des défis de taille : coordonner les actions de ses différents acteurs, optimiser ses ressources et résoudre les problématiques auxquelles elle doit faire face – en particulier l’évolution de son environnement et de son écosystème.

Pour observer et analyser l’efficience d’une organisation dans l’incertitude et sa capacité à évoluer, il faut étudier ses composantes structurelle et fonctionnelle ainsi que les mécanismes qu’elle développe pour se pérenniser.

La composante structurelle

Pour réaliser les objectifs qu’elle s’est fixée, l’organisation doit prendre des décisions, quotidiennement et sur différents sujets. Ces processus de prises de décision lui sont propres, basés sur son histoire, sa culture et son contexte ; historiquement l’industrie privilégie la prédominance du top management alors qu’un cabinet d’avocats procède par consensus entre associés. Une fois la décision prise, la façon de mettre en application ces décisions façonne aussi la composante structurelle d’une organisation. Cette mise en application est du reste fortement liée aux modalités de diffusion et aux leviers d’appropriation par les acteurs de chaque décision.

Par exemple, le protocole sanitaire proposé par l’Éducation Nationale pour la réouverture des écoles primaires après le premier confinement est un cas d’école : décision prise par le ministère fin avril, décrite dans un document de 54 pages par différentes administrations, délivré aux inspecteurs et directeurs d’écoles le 4 mai, pour une application sans réelle concertation au préalable avec les mairies — responsables légaux des lieux d’accueil des enfants. Chaque binôme Maire – Directeur d’école a donc composé avec ce cadre pour rendre possible cette réouverture. L’ensemble de cette chaîne de décision constitue la composante structurelle.

La composante fonctionnelle

Elle décrit la capacité de l’organisation à produire le travail nécessaire à l’atteinte de l’objectif qu’elle s’est fixée. Chaque acteur de l’organisation va produire des travaux, dont une partie est générée par les interactions qu’il aura eu avec d’autres acteurs de son organisation (ou de son écosystème). Au-delà de l’expertise technique de chacun, ces interactions créent les qualités et les capacités de production singulières de l’organisation (cf. notre article sur l’émergence). Ainsi, pour une organisation donnée, faire évoluer les interactions entre ses acteurs permet d’exprimer des qualités et des capacités de productions nouvelles.

Ainsi, toujours au sein de l’Éducation Nationale, l’inclusion plus forte de l’équipe pédagogique à la construction du projet d’établissement va générer des approches pédagogiques différentes. En partageant plus intensément les expériences et expertises de chacun, les échanges entre collègues vont s’enrichir de nouveaux éléments, de nouvelles idées et de nouvelles propositions. La feuille de route de l’établissement qui en résulte sera différente.

Les forces de stabilité

Enfin, lorsque l’organisation s’est ajustée pour atteindre son objectif principal, les composantes structurelle et fonctionnelle sont stabilisées : les processus de décision et de production sont effectifs et génèrent la valeur ajoutée recherchée. L’organisation a atteint un point d’équilibre qu’elle cherche naturellement à maintenir et à renforcer pour pérenniser son existence. Les approches d’améliorations continues participent ainsi activement à la consolidation de l’état stable existant.
Mais comme lorsque l’eau devient de la glace en dessous de 0° (réseau ordonné et rigide de molécules), la stabilisation des composantes structurelle et fonctionnelle immobilise l’organisation : elle cristallise les rôles et responsabilités des acteurs, réduit les interactions qu’ils entretiennent, rigidifie les modes de fonctionnement en vigueur. Ce phénomène appauvrit la pensée de l’organisation, limite l’expression de son potentiel non révélé et freine sa capacité d’évolution, pourtant indispensable en temps de crise.

Les approches d’innovation des organisations établies ont particulièrement été étudiées et documentées, et le recours aujourd’hui quasi-systématique des grands labos pharmaceutiques à l’open innovation n’est finalement pas étonnant. Ne souhaitant pas développer de nouvelles molécules — gestion de la rente et réduction des risques —, les laboratoires bien établis financent partiellement des « MedTech » qu’elles rachèteront si les essais cliniques sont concluants, sinon ils n’auront perdu que la mise de départ. Et pourtant leurs chercheurs n’auraient-ils pas pu trouver ces nouvelles molécules ou ce nouveau vaccin ? Peut-être, mais avec des modes de décisions et fonctionnements bien différents.

Alors comment sortir de cette situation ?

Faites émerger de nouvelles qualités dans l’organisation

La première étape à réaliser — pour faire évoluer une organisation — est d’enrichir les interactions entre tous les acteurs de l’organisation, en intensité comme en qualité, afin d’accroître les connaissances communes et stimuler l’émergence de nouveaux savoirs, savoir-faire ou savoir-être.

1. Intensifiez les interactions entre acteurs

Dans une organisation stable, les interactions entre les différents acteurs sont établies, chacun est certes reconnu pour son savoir-faire, mais il n’est pas incité à sortir de son périmètre ; les capacités de réflexion et d’action de l’organisation deviennent standardisées : à un type de problème, une réponse unique.

Pour sortir de cette impasse organisationnelle, il faut multiplier les échanges entre acteurs, stimuler leurs diversités en déployant volontairement les discussions selon 3 dimensions.

  • Dimension plurielle : par son expérience et son expertise singulières sur un sujet donné, chacun détient une facette — une part de vérité. Chaque acteur doit pouvoir apporter son analyse au collectif.
  • Dimension multidisciplinaire : un sujet au sein d’une organisation ne dépend pas que d’une seule variable, ses enjeux peuvent à la fois être économiques, sociaux, techniques, politiques, environnementaux ou encore réputationnels. L’organisation doit apprendre à scruter sous tous ces angles le sujet à traiter.
  • Dimension conceptuelle : un sujet donné peut être perçu à différents niveaux d’abstraction, du plus concret – le côté physique ou pratique — au plus abstrait, sa portée éthique par exemple. Chaque individu de l’organisation aura une prévalence conceptuelle qu’il faut intégrer à l’analyse du sujet.

En structurant ainsi les interactions de ses acteurs, l’organisation adopte un mode de pensée dit complexe. Ce volume et cette richesse de connaissances sur un sujet va naturellement générer des interrogations et des réflexions, des liens entre ces informations se tissent et l’organisation en déduit de nouvelles convergences ou au contraire met en évidence des antagonismes structurels qu’on ne peut pas réduire ou omettre : elle développe ce qu’Edgar Morin appelle des capacités de reliance.
Intensifier de la sorte les interactions au sein de l’organisation sur un sujet donné, c’est comme se doter d’une caméra en 3D couleur pour scruter la vie plutôt que d’en faire une simple photographie noir & blanc.

2. Améliorer la qualité des interactions

Après la quantité, la qualité. Prenons comme exemple d’interaction deux interlocuteurs qui échangent des informations. Cette interaction n’est jamais unidirectionnelle, car lorsque l’émetteur énonce quelque chose, le récepteur a une réaction qui peut faire évoluer le discours de l’émetteur. Une moue lui fera adapter son propos pour le rendre plus rond, un refus lui fera développer de nouveaux arguments — c’est le principe de rétroaction.
Et de son côté le récepteur doit écouter réellement le message de l’émetteur pour apprendre de lui et enrichir sa connaissance du sujet ; le récepteur doit suspendre son jugement et s’attacher à faire sienne la facette de vérité de l’émetteur. Sans cet effort de compréhension mutuelle, d’écoute profonde, chaque acteur va garder ses certitudes et sa vision personnelle — donc incomplète — du sujet traité, obérant la qualité des interactions. Malgré la quantité d’interaction, la connaissance commune ne grandit pas et in fine le potentiel de l’organisation est étouffé.

3. Étude de cas : la médecine publique lors de la première vague de Covid 19

Au plus fort de la première crise Covid, l’Hôpital a su monter et faire tourner en quelques jours de « nouveaux services » — les fameux services Covid— alors que la connaissance de ce virus était encore faible et ne permettait pas d’anticiper comment s’organiser au mieux. Les équipes se sont d’abord libérées de certaines contraintes. Physiques, en se déhalant par exemple des lourdeurs administratives et financières. Culturelles aussi, en se remettant en question et en faisant fi du « galon » sur la blouse de chaque soignant face à un patient arrivant aux urgences dans un état grave et avec des symptômes multiples (cf. Le système hospitalier français dans la crise Covid-19, CNRS, p. 62-63).

Lorsqu’elles se libéraient de ces contraintes, les équipes recréaient alors des conditions d’interactions plus riches. Malgré l’urgence, les échanges sur les effets du virus ou sur les protocoles à appliquer suivant les cas ont été plus nombreux, chaque avis de soignant comptait pour mieux comprendre les effets du virus et trouver des thérapies adaptées à chaque cas. Infirmier.ère, médecin, aide soignant.e, chirurgien, anesthétiste et autre personnel de l’hôpital se sont écoutés avec plus d’intensité, augmentant la qualité de leurs interactions.

Ainsi collectivement, en réagençant leurs rôles et interactions, les équipes hospitalières ont pu faire émerger de nouvelles qualités au sein des hôpitaux : adaptation des protocoles d’accueil aux urgences, gestion du dispatch suivant de nouveaux critères symptomatiques, nouvelles capacités de diagnostic ou d’analyse clinique, diversité des protocoles de soins suivant le diagnostic, etc.

L’expérience fut si révélatrice que les acteurs de la santé — état, administration, soignants — ont établi un premier bilan introspectif sur l’organisation des soins en France, en remettant en question des principes pourtant considérés comme acquis (ibid.) lors du Ségur de la Santé.

Osez remettre en question votre organisation

Même avec des interactions densifiées et de grandes qualités, l’organisation peut peiner à développer de nouvelles capacités ou compétences qui lui permettraient d’atteindre ses objectifs.

Pourquoi ? Deux explications possibles — issues d’une même cause — pour expliquer ce blocage :

  • le potentiel d’évolution est refusé par tout ou partie de l’organisation,
  • le potentiel d’évolution est tari.

Dans les deux cas, cette barrière à l’évolution a pour origine la stabilité de l’organisation, sa structure même. Comme un corps biologique, une organisation va développer des qualités et des capacités de production qui vont lui permettre de se pérenniser. Comme le corps humain adapte l’activité de certains organes pour maintenir la température corporelle dans une fourchette donnée, une entreprise fait évoluer ses produits pour conserver le chiffre d’affaires qui la fait vivre.

On pourrait illustrer ce mécanisme de régulation ainsi : les chefs de produits écoutent les feedbacks des commerciaux, qui eux-mêmes les tiennent des clients ; ces informations sont intégrées aux connaissances du marché et au savoir-faire du service marketing qui va demander au département R&D de modifier le produit pour qu’enfin la ligne de production fabrique de nouveaux produits. Tout fonctionne bien jusqu’à ce qu’un grain de sable ne vienne bloquer ce mécanisme d’adaptation de l’offre. Les raisons peuvent être multiples (retours clients sont tronqués ou partiels, capacité créative du chef de produit est insuffisante, budget R&D est trop faible pour développer le nouveau produit, production non conforme à la conception). Si l’entreprise ne remet pas en cause ses modes de fonctionnement, c’est-à-dire le subtil agencement d’acteurs qui la compose, elle restera persuadée que son produit est le meilleur et cherchera un bouc-émissaire en pointant du doigt un des acteurs de la chaîne — elle se trouvera des excuses ; et elle devra s’adapter à la baisse des ventes, par exemple en réduisant les moyens, obérant d’autant sa capacité à rebondir.

Pour libérer le potentiel d’évolution de son organisation, il faut savoir remettre en cause les principes qui ont façonné sa stabilité : processus, modalités de pilotage, compétences, mais aussi des éléments culturels internes ou externes, etc. Sans oublier d’interroger sa raison d’être même et les objectifs qui en découlent. Sans ces nouveaux degrés de liberté, l’organisation ne pourra pas évoluer.
Dans les mois qui viennent, nous pourrons observer si l’État et les différentes administrations sauront remettre en cause des dogmes qui façonnent les politiques de santé depuis des décennies.