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La fabrique du collectif
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Petite revue des approches en intelligence collective

24 Nov • par Camille Hugo

Nous évoluons dans un monde complexe en constante mutation, où les réponses simplifiées ne suffisent plus et où aucun individu seul ne peut détenir la totale connaissance et ni acquérir la vision de l’ensemble du système dans lequel il progresse. Portée par une certaine idée de l’humanité, où la solidarité est plus forte que la compétition, l’intelligence collective ouvre un champ des possibles et apporte des réponses pertinentes et adaptées face à la complexité des sujets et des décisions à prendre. Recouvrant un champ d’approches destinées à générer des collaborations efficaces, elle favorise la créativité, l’innovation, la responsabilisation et l’engagement des acteurs dans les organisations : aptitudes essentielles pour ces dernières si elles veulent survivre dans nos sociétés.

 

Dans cet article, nous présenterons succinctement différentes approches qui relèvent selon nous de l’intelligence collective. Nous les avons classées selon trois thèmes différents correspondant à l’élément principal que ces approches cherchent à faire évoluer dans les organisations. Nous vous invitons — si vous le souhaitez — à approfondir votre réflexion en allant puiser dans la littérature académique proposée. Par ailleurs, cette liste n’est pas exhaustive. C’est un tour d’horizon rapide, et donc partial car il existe bien d’autres approches, concepts ou méthodologies pouvant relever de l’intelligence collective.

L’organisation apprenante

L’organisation apprenante est à la base de nouveaux modes de pensée et de posture et d’une volonté affichée d’apprendre individuellement et d’apprendre ensemble. Dans les années 1990, Peter Senge a défini cinq disciplines pour décrire une organisation apprenante :

  1. Les modèles mentaux
  2. La maîtrise personnelle
  3. La vision partagée
  4. L’apprenance en équipe
  5. La pensée systémique

Le concept « apprenance » sous-entend une attitude favorable à l’apprentissage. C’est la volonté d’apprendre de ses expériences tout le temps, à tout moment et à plusieurs niveaux (individuel, collectif, organisationnel, sociétal…). Plus que l’apprentissage, l’« apprenance » responsabilise, engage la réflexivité du collectif et remet en cause les certitudes. Elle se produit lorsque l’équipe est alignée et synchronisée sur une ambition commune et permet d’augmenter les capacités du groupe à atteindre ses  buts.

Pour illustrer, nous pouvons prendre pour exemple le Global Sustainable Food Lab (SFL) dans l’agroalimentaire. Fondé par Unilever et Oxfam, le Sustainable Food Lab avait dès le départ pour objectif de favoriser la collaboration entre entreprises et ONG en fédérant tout un écosystème de la chaîne agroalimentaire (regroupant des entreprises et organisations aux intérêts divergents) autour de valeurs et de pratiques communes pour que le système alimentaire mondial s’inscrive dans un développement durable. En 2004, Unilever et Oxfam ont été rejoints par plus de 30 entreprises multinationales alimentaires, des ONG mondiales et locales, des grandes fondations et des représentants du gouvernement des Pays-Bas, de la Commission européenne et du Brésil. Toutes ces organisations poursuivaient le même but : rendre dominantes les chaînes d’approvisionnement alimentaires durables dans le système actuel, en utilisant un processus qui favorise l’apprenance collaborative dans la chaîne d’approvisionnement.

Références académiques : Senge : La cinquième discipline — Levier des organisations apprenantes (2015) ; Arnaud et Eijel : Le guide de l’organisation apprenante (2018)

Théorie du U

Développé par Otto Scharmer — maître de conférence au MIT — et ses collègues, la théorie du U est issue de travaux de recherche réalisés auprès de leaders pour concevoir et conduire des processus d’apprenance collective. Face à la complexité du monde dans lequel nous vivons et face aux défis sociétaux à relever, cette théorie parie sur « la capacité à concevoir/construire et diriger collectivement » d’une organisation.

Elle part du principe que dans les organisations, les situations complexes sont abordées en analysant le passé, reproduisant alors les erreurs continuellement. À contre courant de ce biais, cette théorie diffuse une façon d’être et un cadre de travail différent, qui s’appuie sur ce qui est présent au niveau individuel et collectif pour faire émerger de manière créative ce qui sera le plus adapté à l’écosystème de l’organisation. La façon d’être est basée sur le concept du « presencing » [néologisme formé par les mots « presence » (présence) et « sensing » (sentir ou ressentir)] qui est un état de présence renforcé, un état d’attention permettant aux individus et au groupe d’être dans le moment présent en continue afin de s’ouvrir et se laisser submerger par des nouvelles potentialités qui émergent lors des travaux collectifs. Le cadre de travail est structuré en cinq étapes en forme de U permettant d’élaborer une vision commune suivie d’un plan d’actions. Chaque membre du groupe est « co-créateur/co-leader du changement », ce qui enrichit le collectif, lui donne plus de chances de trouver des solutions pertinentes et favorise l’engagement et la confiance dans le plan d’actions. Les cinq étapes sont les suivantes :

  1. Co-initier : développer une intention commune
  2. Co-sentir : observer, analyser en gardant l’esprit ouvert
  3. « Presencing » : se relier au réel et « lâcher prise » en laissant l’action se dérouler
  4. Co-créer : prototyper et tester ce qui émerge de nouveau
  5. Co-évoluer : incarner les nouveautés qui ont émergées et déployer la réalisation concrète du projet à grande échelle

Référence académique : Scharmer : Théorie du U — Diriger à partir du futur émergent (2012)

Nouvelles méthodes de travail

Le design thinking

Le design thinking est un processus d’innovation en plusieurs étapes basé sur la créativité et sur la création en commun, élaboré à l’université Stanford aux États-Unis dans les années 1980 par Rolf Faste. L’idée générale est d’appliquer la démarche d’un designer pour répondre à un problème ou à un projet d’innovation. C’est un mode de conception de produits ou de service particulier qui intègre les réalités, le vécu, l’expérience du client ou de l’utilisateur et recherche principalement la valeur d’usage de ce qu’il propose.

Dans ce but, le design thinkign combine différentes expertises pour identifier une problématique, évaluer l’environnement dans lequel elle évolue, trouver la solution qui permettra de résoudre cette problématique, et pour finir, de concevoir concrètement la forme finale qui incarnera au mieux la solution trouvée. Itératif, il autorise le droit à l’erreur, notamment lors de la phase de prototypage. Il stimule de nouvelles façons de travailler en équipe qui permettent d’apprendre en faisant et s’organise en cinq étapes :

  1. S’immerger en empathie
  2. Définir pour cadrer
  3. Imaginer à plusieurs
  4. Prototyper pour concrétiser
  5. Tester pour améliorer

Cette méthode d’innovation est très répandue et populaire en entreprise. Par exemple, l’entreprise Airbnb doit son succès au desing thinking, qui lui a permis de croître de manière exponentielle. Elle a développé une culture d’expérimentation qui encourage ses employés à prendre des risques mesurés et productifs pour le compte de l’entreprise, ce qui peut conduire au développement de nouvelles fonctionnalités majeures. Ainsi, au lieu de développer de nouvelles fonctionnalités de manière réactive aux données et aux métriques, l’équipe commence souvent par une hypothèse à priori créative, met en œuvre un changement sur la base de cette hypothèse, puis mesure son impact sur l’entreprise. Si il y a un retour significatif, d’autres employés viennent en renfort développer l’idée. Pour chaque nouvelle hypothèse émise par un employé, ce processus est renouvelé : cela permet à Airbnb de trouver continuellement de nouvelles opportunités.

Références académiques : Biso et Le Naour : Design Thinking — Accélérez vos projets par l’innovation collaborative (2017) ; Jeanne Liedtka : Why Design Thinking Works (2018)

L’innovation ouverte

L’innovation ouverte, ou open innovation, est un mode de travail et d’innovation fondé sur le partage et la coopération entre organisations. L’idée générale est qu’une organisation peut créer de la valeur (à travers un bien ou service) non seulement par ses efforts internes, mais également par le biais de collaborations avec des acteurs externes.

Ce mode d’innovation a été théorisé par le professeur américain Henri Chesbrough. Il considère que le savoir (les idées nouvelles et les personnes compétences) est abondant et facilement mobilisable, mais aussi dispersé et extrêmement mobile. Ainsi, les connaissances ne s’accumulent plus au sein d’un même lieu mais sont versatiles et répandues à travers le monde. Aujourd’hui, la plupart des meilleures expertises au monde dans chaque discipline ne font pas partie d’une équipe, mais sont réparties dans plusieurs institutions (Chesbrough, 2003). Dans ce contexte, la stratégie d’innovation optimale doit être capable d’identifier, de capter et des réunir ces expertises dispersées, et ce malgré leur diversité. Dans cette logique, les principaux moteurs de l’innovation deviennent donc la circulation fluide du savoir et la création de liens entre compétences hétérogènes; tout cela dans un climat d’échanges, d’ouverture et de confiance réciproque.

Références académiques : Chesbrough : Open Innovation — The New Imperative for Creating and Profiting from Technology (2003) ; Chesbrough, Vanhavrbeke et West : Open Innovation : Researching a New Paradigm (2006) ; Loilieret Tellier : Que faire du modèle de l’innovation ouverte ? (2011)

La méthodologie Group Genius

Cette approche développée par deux américains, Gail et Matt Taylor, considère que l’apprentissage du travail en groupe va développer « le génie » collectif. Elle provient de la fusion entre les concepts développés par Gail Taylor, enseignante dans une école Montessori, et la volonté de Matt Taylor, architecte, d’optimiser le travail de différents corps de métiers intervenant sur un même chantier afin d’en réduire la durée.

Gail et Matt Taylor partent du principe qu’un problème ne peut être résolu sans avoir d’abord établi une compréhension de l’état actuel et de l’état souhaité. D’une manière générale, un groupe de travail qui doit résoudre une problématique a tendance à plonger dans la recherche de solutions avec sa compréhension actuelle du problème, sans avoir vraiment pris le temps d’explorer la cause et la structure du problème. De ce fait, même si le travail est collectif, les solutions et les actions entreprises ne sont ni adaptées, ni réellement créatives et innovantes. L’intelligence collective, pour qu’elle émerge et soit opérationnelle — notamment pour résoudre des problèmes complexes — , a besoin d’être guidée, étapes par étapes. Le point capital est de ne pas courir après les solutions, mais au préalable de bien décortiquer les problèmes.

Pour mener des sessions de travail collaboratives structurées, la méthodologie Group Genius prend le parti de séquencer une session de travail en trois temps, en suivant le modèle SFA (Scan-Focus-Act) :

  • SCAN : première phase de partage et d’ouverture qui sert à libérer la parole et la créativité, à partager des informations et des expertises permettant au groupe d’avoir une perpective globale du sujet, et à échanger des idées et options diverses.
  • FOCUS : deuxième moment entrainant le collectif à explorer et faire murir des idées de manière ciblée. Les options suggérées en phase SCAN sont analysées, poussées à l’extrême, et prototypées jusqu’à forger des convictions profondes.
  • ACT : dernière phase qui permet de faire converger le groupe de travail vers des décisions collectives finales et qui planifie leur implémentation notamment en provoquant l’engagement consenti de chaque individu d’agir selon un plan d’action décidé en plénière.

 

 

Références académiques : Philippe Coullomb et Charles Collingwood-Boots : Collaboration by design : Your Field Guide for Creating More Value When Bringing People Together (2017) ; Rob Evans : Tool’s: The Leader’s Guide to Collaborative Solutions (2016) 

Nouveaux modes de gouvernance

L’entreprise agile

Apparu à la fin des années 1990, le terme « agile » fait référence à un groupe de différentes méthodologies et de cadres basés sur le développement itératif, l’innovation incrémentale, l’apprentissage continu et les équipes pluridisciplinaires auto-organisées. En 2001, le Manifeste Agile pose sur papier leurs points communs et consacre le terme « agile » pour les référencer.

Initialement destiné au domaine du développement logiciel, le mouvement dit « agile » s’est répandu dans d’autres domaines, tel que le marketing ou la recherche et développement, car il répond à différents enjeux sociétaux qui touchent une entreprise dans sa globalité, tels que l’accélération des rythmes de l’économie et la montée en puissance du digital et du numérique. Ce mouvement considère que les entreprises, pour suivre la cadence de ce nouvel environnement économique, doivent évoluer plus rapidement et développer des capacités d’adaptabilité et de flexibilité.

Une entreprise agile ressemble donc à un ensemble de petites unités pluridisciplinaire partageant une culture, des valeurs et des processus communs. Ces éléments permettent à ces différentes unités d’être très interconnectées et d’évoluer dans une même direction avec « agilité » (c’est-à-dire avec souplesse et facilité à se mouvoir). En outre, l’entreprise agile diffuse en son sein une culture d’essai/erreur et a recours massivement au prototypage : l’idée est de tester sur le terrain auprès des clients une version bêta du service ou du produit proposé pour récolter directement les retours et décider (ou pas) d’opérer le développement de ce dit produit/service à grande échelle.

Références académiques : Badot, Théorie de « l’entreprise agile » (1997) ; Breu et al. : Workforce agility: the new employee strategy for the knowledge economy (2001)

L’entreprise libérée

Ce concept, développé notamment par Brian M. Carney et Isaac Getz, remet en question les modèles de management traditionnels et s’est construit en réaction aux systèmes bureaucratiques et à l’instrumentalisation gestionnaire qui se développent dans les organisations. Ils démontrent dans leur ouvrage que par souci de contrôle, les organisations ont développé de nombreux dispositifs gestionnaires (tels que les procédures, les processus informatisés, le reporting, etc.) qui contraignent les salariés plus qu’ils ne facilitent leur quotidien, créant ainsi une démotivation, du stress et une rupture entre les opérationnels et ceux qui pilotent ces mêmes dispositifs (les managers).

Dans une entreprise « libre », les salariés sont libres et responsables d’entreprendre les actions qu’ils estiment les meilleures pour l’entreprise. C’est la fin des procédures et hiérarchies et les managers (si il y en a) sont « au service » des salariés puisque la priorité est donnée aux équipes opérationnelles. L’hypothèse est que l’humain est central et que la confiance rapporte plus que le contrôle. La notion de responsabilisation est centrale et le but est la satisfaction des besoins fondamentaux des personnes. On donne un sens et on responsabilise pour fédérer l’engagement et la performance des collaborateurs, tout cela dans un environnement qui prône la confiance. Ils accroissent leurs compétences pour pouvoir prendre des décisions sur des questions qui ne sont pas initialement les leurs. Pour conduire des processus de « libération », les dirigeants utilisent des processus d’intelligence collective tels que le dialogue génératif et l’engagement de travailler sur leur posture (cultiver l’empathie et mettre de côté son égo).

Références académiques : Getz et Carney : Liberté & Cie (2013) ; Gilbert et al. : L’entreprise libérée, innovation radicale ou simple avatar du management participatif (2017)