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Sur le dilemme du contrôle et de l’autonomie dans les organisations

7 Déc • par Thaïs Plouvier

Qu’est-ce que le contrôle ? Parmi toutes les définitions que les chercheurs en sociologie des organisations ont développé, nous partirons de celle de E. Chiapello : « Nous définissons le contrôle comme toute influence créatrice d’ordre, c’est-à-dire d’une certaine régularité. […] Notre définition du contrôle englobe en fait les deux types de contrôle : celui mis au point par le management et celui qui émerge des interactions de toutes les influences pesant sur les comportements » 

Dans cet article nous nous concentrerons sur les techniques de contrôle déployées par le management – pour envisager la complexité de tous les mécanismes de contrôle organisationnel issu des autres parties prenantes (collaborateurs, fournisseurs, clients, gouvernements…) il faudrait bien plus d’un article !  

Le dilemme qui se pose au manager est le suivant : comment concilier le besoin de suivre et d’assurer le bon déroulement des opérations dont il est responsable, avec les aspirations des collaborateurs à se voir accorder une confiance et une autonomie étendue ? En un siècle, les réponses à ce dilemme ont grandement varié en fonction de la nature de l’activité, des dynamiques de l’environnement, mais aussi des visions sur la nature humaine.  

1. Le contrôle contre l’autonomie  

Le chercheur Douglas Murray McGregor est à l’origine de deux théories opposées sur le rapport de l’être humain au travail : la théorie X suppose que l’être humain est naturellement averse au travail et n’y consent que sous la contrainte. La théorie Y au contraire suppose que l’individu, autonome et responsable, peut éprouver une satisfaction au travail qui passe par l’atteinte d’objectifs fixés avec sa hiérarchie.  

Selon lui, la théorie X a dominé l’imaginaire managérial jusque dans les années 1930. Cette vision de la psychologie humaine justifie toutes les mesures de contrôle que l’on peut imaginer pour s’assurer que le travailleur effectue correctement son travail. Il est de ce fait incité à employer le peu d’autonomie dont il dispose contre l’organisation – ou en tout cas pas pour elle -, puisque l’organisation joue contre la volonté de l’ouvrier en cherchant à le contrôler. Dans des industries où l’on ne requiert de l’ouvrier que ses mains (d’où le terme de « main d’œuvre ») pour effectuer des tâches répétitives et standardisées, il n’est en effet pas nécessaire que l’ouvrier dispose d’autonomie. Le dilemme posé en introduction ne se pose donc pas vraiment.   

L’autonomie du travailleur va progressivement gagner en valeur du point de vue du management, tandis que l’humain est de plus en plus perçu sous le prisme de la Théorie Y. Avec le management par objectifs qui découle de cette théorie, l’autonomie du travailleur s’étend à tout ce qui concerne le « comment » de la réalisation des tâches qui lui sont assignées. Enfin, en théorie ; en réalité, si cette norme réduit la supervision directe sur la réalisation des tâches, ces dernières restent souvent contrôlées par l’éventail des normes bureaucratiques développés durant tout le vingtième siècle. Le fonctionnement bureaucratique est caractérisé par une hiérarchie et des postes de travail clairement définis, une division des responsabilités et des procédures strictes : autant de principes qui limitent l’autonomie des collaborateurs.  

Sauf que le fonctionnement bureaucratique va lui aussi connaitre des limites. S’il est efficace dans un environnement stable, pour des activités répétitives et standardisées, il perd de sa pertinence à mesure que l’environnement des organisations devient de plus en plus complexe, incertain, compétitif, et sujet à des changements brusques. Les qualités qui démarquent les organisations évoluant dans de tels environnement deviennent : la compréhension, la créativité et la vitesse. Ensemble, elles confèrent à l’organisation des capacités d’adaptation à un environnement complexe qui lui permettent de rester compétitive. Dans ce contexte, le mille-feuille bureaucratique représente un frein considérable à l’optimisation des 3 qualités mentionnées :  

  1. Compréhension : une organisation résiliente a des décisionnaires capables de prendre en compte les perspectives et enjeux de toutes les parties prenantes pour comprendre la complexité de la situation. Or la bureaucratie favorise le silotage des expertises, ce qui encourage les décisionnaires à prendre des décisions en ne prenant en compte que les perspectives et enjeux de leur propre direction, département ou équipe.  
  1. Créativité : le contrôle bureaucratique repose sur la régularité, qui s’oppose par essence à la créativité. Les espaces de créativité ne peuvent exister que dans des bulles protégées du contrôle bureaucratique, donc généralement situées soit au sommet de la hiérarchie opérationnelle, soit en marge de celle-ci. En tout cas, elles ne se situent généralement pas au niveau du terrain, ce qui expose l’organisation au risque de générer des solutions inadaptées ou irréalistes. La créativité peut également être handicapée par les principes de mérite et de responsabilité individuels, qui permettent de contrôler les individus par des sanctions et récompenses mais incite par là-même à préférer les solutions connues, sécurisantes, aux solutions créatives et risquées.  
  1. Vitesse : d’une part, les adaptations seront ralenties par les multiples aller-retours entre le terrain où elles sont mises en œuvre, la hiérarchie qui contrôle cette mise en œuvre, et les individus qui conçoivent l’adaptation, afin de garantir l’alignement des trois. D’autre part, la moindre adaptation peut avoir des répercussions sur de multiples processus et standards, obligeant l’organisation à mettre en œuvre des changements beaucoup plus lourds que s’il s’était agi d’une start-up – d’où la compétitivité accrue des petites structures agiles ces deux dernières décennies. 

2. 4 modes de contrôle pour une agilité organisationnelle  

La sociologie des organisations a identifié 4 modes de contrôles qui permettent de résoudre en partie ce dilemme entre cohérence globale, agilité et autonomie :  

Le management par objectifs: il permet de donner une autonomie aux opérationnels sur la façon d’atteindre les objectifs, tout en alignant les énergies vers la poursuite d’objectifs communs. La matrice de Spotify illustre très bien les avantages de cette méthode : Inconvénients : les objectifs, définis par la hiérarchie, peuvent être inadaptés à la réalité du terrain et aux compétences des opérationnels. Des objectifs trop ambitieux peuvent exercer une pression contre-productive sur les opérationnels, et à l’inverse des objectifs trop modestes font perdre à l’organisation un potentiel inexploité. Cette méthode ne donne pas non plus de droit à l’échec, pourtant indispensable pour mener des démarches innovantes.

 

La culture d’entreprise : la culture est un moyen très efficace de réguler et normer les comportements. Ici les croyances, méthodes, valeurs – entre autres – de l’organisation sont intériorisées, donc le contrôle n’est pas subi négativement et ne provoque pas de résistances : l’autonomie du travailleur est respectée. La hiérarchie peut faire confiance à ses collaborateurs pour s’adapter à la nouveauté sans trahir le socle culturel stable qui assure la cohérence de l’organisation.  

Les 4 thèmes constituant la culture d’entreprise. Source : e-marketing.fr

Inconvénients : la culture organisationnelle peut elle-même être inadaptée, et changer sa culture est un processus long et exigeant, qui ne peut pas simplement être commandé par la hiérarchie. Par ailleurs, la culture établit des régularités de pensée, un conformisme qui limite la créativité des individus.   

Le contrôle par les pairs : en l’absence d’une hiérarchie pyramidale pour contrôler le comportement des individus, ce sont les équipes qui se contrôlent elles-mêmes. Cette méthode a l’avantage d’être au plus proche des réalités du terrain. Mais pour être fonctionnelle, elle doit reposer sur des règles d’interactions et de distribution du pouvoir permettant d’éviter les conflits, la pression continue, ou encore le développement de hiérarchies informelles.  

Les différents stades d’évolution des organisations, du gang à l’auto-gouvernement. Source : Reinventing Organizations, F. Laloux

Les avantages de cette méthode sont principalement issus de la suppression du contrôle hiérarchique. Frédéric Laloux a pu observer les effets de cette suppression dans l’usine Favi, où le directeur a décidé du jour au lendemain de supprimer toutes les mesures de contrôle hiérarchique. Laloux retranscrit dans Reinventing Organizations les raisons évoquées par les opérationnels pour expliquer l’augmentation de productivité qui s’en est suivi : « Quand on est posté sur la machine, lui ont-ils dit, il y a un rythme physiologique optimal qui est celui qui fatigue le moins le corps. Dans l’ancien système, avec les objectifs horaires, ils avaient toujours ralenti les cadences délibérément. Ils se donnaient un peu de mou au cas où la direction relèverait les objectifs. Depuis des années, les opérateurs travaillaient de fait en dessous de leur productivité naturelle, à un rythme plus fatigant et moins confortable pour eux, et moins profitable pour la société ».

Les métarègles : si les normes et règles de production sont traditionnellement établies par la hiérarchie, c’est avant tout par crainte de perdre le contrôle de l’activité si elles déléguaient ce pouvoir aux opérationnels. Les approches comme la sociocratie et l’holacratie permettent de résoudre ce problème en faisant remonter le contrôle d’un cran : la hiérarchie ne maîtrise plus les règles du travail mais les métarègles, c’est-à-dire les règles de production de règles. Elles précisent les conditions d’exercice de l’auto-organisation et de coordonnent l’action des équipes sans pour autant s’immiscer dans leur fonctionnement.

Fonctionnement de l’holacratie. Source : https://review.firstround.com/

Les démarches collaboratives fonctionnent sur le même principe : les participants sont libres de construire la solution de leur choix, mais cette liberté est régulée par des métarègles, telles que la gestion par consentement : une proposition est adoptée à condition que chacun puisse « vivre avec ». Cette règle garantit d’aboutir à la meilleure solution, celle qui ne suscite plus d’objections, sans pour autant exiger que tout le monde y adhère.