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Le collaboratif ou l’antidote VUCA – 2/2

29 Juil • par Thaïs Plouvier

Dans l’article précédent, nous nous sommes penchés sur le modèle VUCA dont les 4 lettres font référence à la volatilité, l’incertitude (uncertainty), la complexité et l’ambigüité croissante de l’environnement des organisations. Nous avons cherché à comprendre en quoi la crise du Covid est un événement typiquement VUCA dans ses manifestations et ses effets.  

Dans cet article nous allons parler de l’antidote VUCA, développé par le sociologue Bob Johansen (1) : les 4 lettres font cette fois référence à la vision, la compréhension (understanding), la clarté et l’agilité. Nous verrons en quoi les méthodes collaboratives sont particulièrement adaptées à l’application de ces quatre principes.

Une Vision contre la Volatilité 

La vision est généralement définie comme « une description d’un état futur et désirable de l’organisation et/ou de son environnement qui motive les collaborateurs sur la durée ».  

Dans un environnement volatile, les changements sont brusques, rapides, nombreux et imprévisibles. En quoi avoir une vision protège-t-elle une organisation de ces perturbations ? Nous avons identifié trois explications :  

  1. La sécurité : la volatilité fait référence à l’instabilité de l’environnement, et cette instabilité est génératrice d’angoisse et de stress pour les collaborateurs ; alors que l’organisation devrait au contraire être un lieu de sécurité pour l’individu, lui permettant d’effectuer son travail sereinement. Il est donc essentiel qu’il sache qu’une vision collective transcende le chaos de l’environnement en cherchant à le structurer, à le modeler selon sa volonté, plutôt qu’à y réagir. Réduire l’objectif de l’organisation à sa survie, c’est réduire le sens de son travail à une fuite vaine et perpétuelle du danger, ce qui rend les conditions de travail particulièrement peu sécurisantes.  
  2. La motivation : la vision partagée oriente les actions des individus au-delà de la simple atteinte d’objectifs particuliers. Elle permet de s’extraire du quotidien opérationnel et favorise la prise d’initiative, puisqu’il y existe une infinité de moyens particuliers et contextuels d’agir pour rapprocher l’organisation de sa cible, tandis qu’un plan stratégique ne laisse que des marges de manœuvre restreintes. Or une organisation a intérêt à favoriser la prise d’initiative à tous les échelons dans un environnement volatile, car la rapidité de la prise de décision est ici souvent plus importante que la qualité de la décision prise. C’est en tout cas ce que suggère le cabinet de conseil en stratégie McKinsey dans un article portant sur l’organisation post-covid-19 : la crise sanitaire a consacré l’organisation plate, dans laquelle toutes les décisions qui n’ont pas d’impact critique sur le cours des affaires sont déléguées au plus près du terrain, afin de supprimer les fastidieux aller-retours entre un sommet décisionnel et une base opérationnelle (2).
  3. L’adaptation : si la vision est devenue centrale, cela implique que les autres outils d’orientation stratégique sont devenus périphériques. Pour citer l’article de McKinsey (traduit par nos soins) : « Le futur requiert des leaders qu’ils agissent comme des visionnaires plutôt que comme des commandants – focalisés sur la tâche d’inspirer leurs organisations avec une vision claire du futur, puis sur celle d’autonomiser (« empower ») les autres dans la réalisation de cette vision. » Passer de commandant à visionnaire, c’est dépasser la division classique décideur / exécutant. Les collaborateurs doivent être capables de prendre les décisions qu’ils mettront en œuvre. Pour cela, il est nécessaire qu’ils développent :  
    1. De l’autonomie : la capacité à prendre des décisions par soi-même et à en assumer la responsabilité.  
    2. Une compréhension claire de l’organisation : sa vision, sa stratégie, ses contraintes, ses enjeux…  
    3. Une capacité d’apprentissage : les décisions prises rapidement risquent plus fortement d’être mauvaises. Les collaborateurs doivent donc savoir accepter de faire des erreurs, apprendre de celles-ci et les corriger rapidement.  

Alors, pourquoi le collaboratif est-il idéal pour évoluer dans un environnement volatile ? Commençons par remarquer que les trois conditions que nous venons d’évoquer ne font classiquement pas partie des devoirs du collaborateur de la base opérationnelle, et que les lui imposer dans de mauvaises conditions peut se révéler contre-productif : par exemple, le versant du gain de pouvoir qu’offre l’autonomie est un gain de responsabilité, donc une diminution de la sécurité individuelle. Si un collaborateur s’entend dire qu’il doit prendre ses propres décisions, qu’il a droit à l’erreur – mais jusqu’où, ce n’est pas précisé – et que sa responsabilité personnelle est engagée, il y a de fortes chances pour qu’il choisisse toujours les décisions qui présentent un risque d’échec minimal. Le collaboratif offre une solution à ce problème : la responsabilité ici n’est plus individuelle mais collective, puisque les décisions sont prises collectivement selon un principe de consentement (« j’accepte la décision car je n’ai pas d’objection majeure et argumentée à lui opposer »). C’est un premier cadre de sécurité qui encourage la créativité et la prise de risque, puisqu’il sécurise l’individu en faisant porter le risque sur le collectif. Nous verrons après comment le collaboratif répond également aux enjeux de compréhension partagée et d’apprentissage itératif.   

 

Comprendre pour faire face à l’incertitude  

L’environnement volatile n’est pas seulement caractérisé par son instabilité mais également par l’incertitude dans laquelle les organisations doivent évoluer. Un environnement est incertain lorsqu’on manque d’informations pertinentes pour anticiper le futur. La clé pour évoluer dans l’incertitude, c’est la compréhension, autrement dit la collecte et l’utilisation d’informations pertinentes pour la prise de décision. Lorsqu’on comprend l’environnement présent, on peut extrapoler pour imaginer des environnements futurs. C’est l’intention du scénario planning, une méthode inventée par Shell à la fin des années 60 et qui lui a permis d’anticiper la crise pétrolière de 1973 (événement volatile par excellence). Leur motto : « on ne peut pas prévoir, on ne peut qu’imaginer ». C’est donc une méthode de création de scénarios d’avenir sur le long terme en six étapes :  

  1. Choisir les facteurs clés de changement (hypothèses)
  2. Créer un cadre viable en explicitant la façon dont ces facteurs interagissent
  3. Produire 7 à 9 mini-scénarios initiaux
  4. Réduire à 2 ou 3 scénarios
  5. Rédiger les scénarios de façon à ce qu’ils soient compréhensibles pour les managers qui baseront leur stratégie sur ces scénarios
  6. Identifier les enjeux critiques qui s’en dégagent  

L’objectif de cette méthode est moins de maximiser le profit que d’assurer la robustesse de l’organisation en minimisant les risques d’ordre vitaux. Le livrable final, l’identification des enjeux critiques, est ce à quoi la stratégie doit s’assurer de répondre.  

Le scénario planning est une approche collaborative parmi tant d’autres, mais la compréhension, elle, constitue le socle commun de toutes ces approches : sans compréhension partagée, il n’est pas possible de produire des solutions partagées. Les échanges auront toutes les chances d’être conflictuels et les participants démotivés s’ils ne sont pas alignés sur le fond et sur la forme. De même, sans compréhension partagée de l’existant et des futurs potentiels, les membres d’une organisation ont toutes les chances de développer du stress et une peur du futur qui aura pour effet une diminution de leur engagement dans le projet collectif. Cette compréhension est également essentielle pour que les collaborateurs puissent développer la réactivité nécessaire à l’évolution de l’organisation en environnement volatile.  

Le défi principal dans cette démarche et dans la gestion de l’incertitude en général, c’est donc la connaissance et la compréhension de l’information. Or cette compréhension dépend de notre capacité à répondre à ces deux questions :  

  • Comment ces informations sont-elles reliées entre elles ? Pour répondre à cette question, il faut savoir gérer la complexité du réseau formé par les informations.  
  • Quelle information est pertinente pour alimenter la prise de décision ? Pour répondre à celle-ci, il faut savoir dépasser l’ambigüité de l’information.  

De la complexité à la clarté  

Nous avons vu que pour évoluer dans un environnement volatile, il faut avoir : 

  • Une vision engageante d’un futur désirable ; 
  • Une compréhension des enjeux présents et des enjeux potentiels du futur ; 
  • Une capacité à prendre et mettre en œuvre des décisions rapidement.  

La clé du succès de ces démarches réside alors dans la clarté, condition d’une compréhension partagée et donc d’une évolution collective. Rendre clair, c’est offrir de la visibilité, et celle-ci est essentielle pour prendre des décisions – justement – éclairées. Pour permettre au collectif d’accéder à la compréhension nécessaire pour développer une réactivité organisationnelle, il est donc essentiel que l’information soit la plus accessible et transparente possible.  

Néanmoins cette démarche est encore insuffisante pour saisir la complexité de l’environnement. Les situations complexes sont généralement vécues comme confuses, fatigantes pour l’esprit, et donc opaques, à moins de consacrer beaucoup de temps et d’efforts à les comprendre. Pour autonomiser votre collectif, il est pourtant nécessaire que celui-ci ait la capacité de comprendre la complexité des situations qui exigent une prise de décision ; on parle ici non pas de comprendre chaque lien, mais de voir le réseau formé par ces liens. Le collaboratif se prête très bien à cet exercice d’embrasser la complexité de façon progressive et productive.  

Prenons le cas du lancement d’un produit français en Allemagne : un expert en marketing saura quels facteurs généraux prendre en compte (politiques, concurrentiels, culturels, légaux, etc.) et il pourrait par lui-même apprendre les textes de loi, suivre l’actualité politique, se renseigner sur la culture allemande pour comprendre les enjeux à intégrer à sa stratégie marketing. Mais cela lui prendrait beaucoup de temps – or nous avons vu que la vitesse est l’enjeu le plus critique – et pour un gain ponctuel, s’il n’est pas amené à retravailler sur ce pays dans sa carrière. Le collaboratif offre une alternative plus rapide, puisqu’il consiste à rassembler une diversité d’individus, chacun amenant son expérience et expertise particulière, pour qu’ils élaborent ensemble le réseau des enjeux. L’expert en droit allemand aura une bonne compréhension de la complexité de la loi, mais c’est en interagissant avec un expert en culture allemande qu’ils pourront tisser des liens entre la loi et la culture, et comprendre par exemple en quoi le rapport des Allemands au respect de la loi est culturellement différent de celui des Français. En partageant ces perspectives, non seulement on nourrit la compréhension de chacun de celle des autres, mais on produit également des compréhensions nouvelles, que personne n’avait auparavant. Dernièrement, comme la décision sera portée collectivement, on est assurés de prendre en compte tous les facteurs pertinents et que la décision sera claire pour tous.  

 

De l’ambiguïté à l’agilité  

Dernier obstacle à la prise de décision éclairée en environnement complexe, volatil et incertain : l’ambigüité de l’information. Une information est ambigüe lorsque le récepteur de l’information n’a pas la capacité de la comprendre, de lui donner du sens et de la relier à d’autres informations. La complexité pose un problème d’ordre quantitatif, tandis que l’ambigüité pose un problème d’ordre qualitatif : c’est la nature même de la relation qui n’est pas accessible.  

Le collaboratif, en réunissant des individus aux compétences variées, réduit déjà de beaucoup cette ambigüité puisque l’expert en culture allemande pourra expliquer à l’expert en droit allemand pourquoi la population a développé simultanément une culture du respect de la loi et de l’aversion à l’autorité, ce qui peut paraître contradictoire au premier abord. Le collaboratif apporte, comme on l’a déjà vu, de la clarté là où l’ambigüité est opaque.  

Mais le simple partage de perspectives est insuffisant lorsque la situation a un caractère radicalement nouveau, ce qui est le cas de nombreux événements en environnement volatile – le Covid est l’exemple le plus marquant des dernières années. Dans ce cas, partager des informations et des perspectives peut être vain, parce qu’on ne saura pas comment trier les informations pertinentes des informations non-pertinentes. Pour effectuer ce tri et apprendre à faire sens des informations disponibles, il faut pouvoir tester des hypothèses d’interprétations : d’où la solution à l’ambigüité qui est l’agilité. Les méthodes agiles permettent en effet d’explorer le champ des possibles de façon itérative, c’est-à-dire en cycles rapides de test – apprentissage – test, et ce jusqu’à parvenir à une compréhension des enjeux spécifiques à la nouvelle situation.  

En mars 2020, il n’y a pas eu de solution unique et optimale pour lutter contre la propagation du virus : tous les pays du monde ont dû tester des méthodes de lutte, et c’est en analysant les effets de différentes méthodes que l’on peut apprendre à gérer de plus en plus efficacement la pandémie. Le comportement du gouvernement français évoque la méthode agile par certains aspects : de nombreuses méthodes de lutte ont été testées, et les adaptations pouvaient être assez rapides, mais respectaient toujours une durée minimale nécessaire pour mesurer les effets de la méthode.   

Or l’agilité est au cœur de la démarche collaborative : le collaboratif boucle sur lui-même en suivant trois étapes qui sont l’exploration, l’apprentissage et la prise de décision. Ces phases sont fractales, c’est-à-dire qu’on les retrouve aux différentes échelles de la démarche : de l’échelle la plus micro, où une perspective partagée est, pour les récepteurs, à la fois une découverte (exploration), un enrichissement de leur propre perspective (apprentissage) et une invitation à réagir (prise de décision) ; jusqu’à l’échelle la plus macro, où le collaboratif permet de révéler les incertitudes, la complexité, les ambigüités d’une situation (exploration), d’en tirer les enjeux les plus pertinents (apprentissage), et d’élaborer une stratégie qui répond à ces enjeux (prise de décision).  

 

Conclusion

Récapitulons : pour prendre une décision éclairée dans ce monde VUCA au sein de l’organisation, quel que soit le niveau de décision, il est nécessaire de :  

  1. Se forger une vision partagée pour tenir le cap face à la volatilité : les méthodes collaboratives sont idéales pour établir des modèles mentaux partagés, afin d’aligner le comportement des personnes, les valeurs qui guideront leurs actions et la compréhension des intentions et des contraintes de chacun.
  2. Elaborer une stratégie qui répond aux enjeux auxquels l’organisation risque de faire face dans un monde incertain : cette démarche essentielle dépend de la compréhension que l’on a de l’environnement actuel, mais cette compréhension est freinée par la complexité et l’ambiguïté de l’information. Le Scenario Planning est une approche collaborative dont l’objectif est précisément d’élaborer une stratégie robuste face à l’incertitude.
  3. Comprendre l’environnement requiert d’embrasser sa complexité afin de recréer le tissu de relations qui le compose. Le collaboratif permet aux individus d’enrichir progressivement leur perception de ce tissu sans être contraints de connaître l’ensemble des relations (tâche impossible) ; puisque dans le collaboratif la prise de décision est collective, c’est au groupe comme ensemble qu’il incombe de saisir la complexité de la façon la plus exhaustive possible.
  4. Le dernier obstacle à la compréhension du monde VUCA est l’ambigüité de l’information. L’information est ambigüe lorsque l’on manque de l’expérience et des connaissances nécessaires à son interprétation. Dans ce cas, l’organisation doit se donner les moyens de tester ses interprétations afin de produire la connaissance qui lui permet de lever l’ambigüité. Le collaboratif, qui repose sur l’apprentissage itératif et la concentration du pouvoir de décision et du pouvoir d’exécution, offre à l’organisation l’agilité nécessaire pour réaliser ces tests rapidement. 

Nous avions vu dans l’article précédent qu’il est dangereux de confondre les 4 composantes du VUCA, parce que celles-ci présentent des risques et des enjeux distincts. Mais il est tout aussi dangereux d’ignorer ce qui les lie et de ne répondre qu’à une partie de ses composantes. Pour illustrer ce propos, penchons-nous sur une méthode d’anticipation en environnement volatile, qui est la détection de signaux faibles. Les événements en contexte volatile ne sont pas annoncés par des signaux clairs et non-équivoques, sinon on pourrait contrôler le phénomène et il ne serait plus caractérisé par la volatilité : mais ils sont annoncés par des signaux faibles, qui sont des extrapolations effectuées à partir d’informations fragmentaires, incertaines et ambigües. Par exemple, les attentats du 11 septembre 2001 auraient pu être anticipés grâce à un agent du FBI, qui avait détecté un signal faible : des individus issus du Moyen Orient s’entraînaient à piloter des avions, mais pas à les faire décoller ni atterrir. Il a transmis ce signal au siège mais celui-ci a ignoré l’alerte.  

Pour prendre en compte un signal faible, il faut réussir ces 4 étapes : la détection, l’interprétation, la transmission et la priorisation. Ici, la détection et au moins en partie l’interprétation du signal a réussi puisque l’agent a jugé l’information assez importante pour être transmise aux personnes compétentes. C’est finalement à la dernière étape que le signal faible a été rejeté, et c’est compréhensible : un signal fort sera toujours préféré à un signal faible, un événement certain à un événement incertain, une information claire à une information ambigüe. Pour évoluer dans un environnement volatile, il faut donc également savoir gérer l’incertitude, l’ambigüité et, cela va sans dire, la complexité de l’environnement. Pour optimiser les chances qu’un signal faible soit détecté, correctement interprété, transmis et pris en compte, une organisation a tout intérêt à maximiser le nombre de personnes en contact avec le signal faible, à fluidifier la circulation d’informations, maximiser les échanges et décloisonner les interactions.  

 

(1) Bob Johansen, Leaders Make the Future: Ten New Leadership Skills for an Uncertain World

(2) https://www.mckinsey.com/business-functions/organization/our-insights/ready-set-go-reinventing-the-organization-for-speed-in-the-post-covid-19-era