émancipio
La fabrique du collectif
  Le Blog

L’intelligence collective ou comment gérer la complexité d’une organisation

4 Mai • par Quentin Lebel

P

our beaucoup de décideurs occidentaux, un changement de contexte ou d’environnement rime avec revue stratégique. Pour ce faire, ils disposent et utilisent, selon leur culture d’entreprise, des approches telles que les 6 forces de Porter, le scenario planning ou encore le “Design Space” de Strategizer. Quelle que soit l’approche choisie, anticiper les évolutions les plus probables de son contexte est le premier élément de complexité à appréhender dans l’élaboration de la stratégie d’une organisation. Mais deux autres éléments sont à intégrer dans la réflexion stratégique, et qui sont tout aussi complexes à appréhender : la capacité intrinsèque de l’organisation à évoluer et l’élément humain.

 

Les cabinets spécialisés maîtrisent souvent avec brio le premier élément de complexité — le contexte et son évolution. Toutefois, parce qu’ils sont externes, ils ne peuvent pas appréhender finement les éléments internes de l’organisation : leurs recommandations n’intègrent pas suffisamment les capacités intrinsèques de l’organisation à s’adapter ou l’élément humain.

Une autre approche de la réflexion stratégique est possible, celle de l’intelligence collective. En mobilisant les femmes et les hommes de votre organisation, vous intégrez dès la construction de votre stratégie la complexité inhérente aux changements de contexte mais aussi les éléments de complexité propres à votre organisation car vos collaborateurs connaissent bien :

  • Leur environnement et ses évolutions possibles (ils peuvent être, si nécessaire, aidés par des spécialistes)
  • L’ADN de l’organisation et sa culture, et donc son potentiel d’action comme ses possibles blocages,
  • Les équipes, les humains qui mettront en œuvre les évolutions nécessaires

Un nombre croissant d’entreprises, d’administrations nationales ou internationales dessinent leur futur en s’appuyant pleinement sur leurs équipes. Ce fut le cas d’une compagnie d’assurance fin 2018 qui, pour anticiper les effets de la nouvelle norme comptable IFRS 17, choisit une démarche collaborative réunissant 25 dirigeants pendant 3 jours — un bootcamp* — pour évaluer les impacts issus de ce changement réglementaire et définir les contours de sa future stratégie.

Explorer la complexité du contexte

Un changement de contexte fait évoluer les équilibres de l’écosystème d’une organisation. Cet environnement est un système complexe façonné par des forces économiques, sociologiques, culturelles ou politiques qui le composent et qui interagissent entre elles. Si une force évolue de façon significative, le système se déforme par l’adaptation des autres forces en réaction au stimulus, jusqu’à ce que l’ensemble retrouve un nouvel équilibre.

Une organisation doit analyser et intégrer de multiples variables qui définissent son contexte et influencent son évolution ; ces variables dynamiques, interdépendantes et non prédictibles forment la première composante de la complexité d’une organisation.

Contrairement aux approches classiques de réflexions stratégiques réalisées par des personnes externes, une approche collaborative, par la mobilisation des expertises et des expériences de l’organisation pour réaliser l’analyse de contexte, permet dans un premier temps au groupe de collaborateurs mobilisés de :

  • Prendre conscience des multiples variables à intégrer dans leurs réflexions
  • Densifier et d’affiner leurs analyses grâce à la présence simultanée de toutes les expertises nécessaires
  • Se construire une vision commune de l’évolution du contexte, base de discussion indispensable pour élaborer une stratégie commune et viable

L’organisation, malgré la complexité du sujet, gagne en alignement et en engagement : elle construit le socle de ses futures décisions.

Évaluer la capacité de l’organisation

L’analyse du contexte menée et ses possibles évolutions anticipées, l’organisation peut évaluer les impacts potentiels qu’elle pourrait subir puis définir les adaptations qu’elle aurait à réaliser. Celles-ci peuvent être d’ordre :

  • Opérationnel — comment fait-on maintenant ?
  • Tactique ou stratégique — comment se positionne-t-on dans ce futur environnement ?
  • Existentiel — quel doit être notre rôle, notre raison d’être dans ce nouveau contexte ?

Une organisation intègre ou anticipe au quotidien des actions de différents niveaux conceptuels, allant de la réalisation de tâches simples à la définition de sa philosophie d’action ; cette nécessité représente la deuxième composante de la complexité d’une organisation.

Grâce à la diversité et à la somme des expériences mobilisées par la démarche collaborative, le groupe de travail collaboratif intègre différents points de vue et logiques de réflexion dans un temps très ramassé, permettant d’appréhender efficacement la complexité des impacts et d’évaluer en temps réel la pertinence des adaptations à mettre en œuvre. Par construction, le plan stratégique inclut les capacités intrinsèques et les contraintes d’évolution de l’organisation.

Intégrer l’élément humain

Enfin, une organisation est d’abord et avant tout un groupe social, composé de femmes et d’hommes animés par un but collectif qu’ils souhaitent voir réalisé. C’est in fine un processus social de production, la dimension humaine y donc est centrale.

Chaque humain, composante partielle d’une organisation, est déjà un être complexe par nature. Il est porté par des réactions singulières face aux situations qu’il rencontre, il a ses objectifs personnels et peut être traversé de sentiments contradictoires et évolutifs. L’interaction entre deux personnes est donc par construction complexe : l’interprétation des dires de l’une par l’autre sera subjective car influencée par ses objectifs ou ses enjeux personnels, sa personnalité et sa perception de la situation.

Une organisation de n personnes doit composer avec n personnalités qui vont elles-mêmes générer n.(n-1)/2 interactions entre individus divers et uniques ; ce foisonnement de relations humaines est le substrat de la dernière composante de la complexité d’une organisation.

Parce que chaque participant témoigne de sa complexité personnelle, apporte sa connaissance et expérimente les évolutions d’interactions avec tous les autres collègues lors de l’approche collaborative, le groupe de travail intègre de facto l’élément humain dans ses analyses, ses réflexions et ses décisions.

Étude de cas : 3 jours de complexité et une stratégie

Le sujet est technique, voire abscons. En tout cas il est significatif de la grande complexité à laquelle une organisation peut faire face, en particulier en temps de crise.

Mi-2017, la publication de la norme IFRS 17 lança les grandes manœuvres au sein du monde de l’assurance. Cette modification des normes de comptabilisation des contrats d’assurance devrait impacter d’ici 2023 — date de sa mise en œuvre — les comptes mais aussi les opérations des principaux acteurs de l’industrie. Les plus grandes sociétés de conseil se sont mobilisées dès 2017 pour apporter les éclairages et recommandations indispensables à la mise en œuvre de cette nouvelle norme, avec plus ou moins de succès…

Fin 2018, une des entreprises concernées constatait que son projet IFRS17 était au point mort : les équipes ne collaboraient plus vraiment avec leur cabinet de conseil, elles minimisaient ou ignoraient les très nombreux impacts identifiés, faisant preuve d’une grande inventivité en termes de stratégies d’esquive pour rester dans le déni du changement de paradigme.

La direction s’inquiétant — à juste titre — de l’enlisement du projet, son cabinet de conseil lui suggéra alors une approche collaborative osée : réunir toutes les parties prenantes pour « cracker » le sujet — un bootcamp* sur l’IFRS 17 fut alors organisé avec 25 dirigeants de l’entreprise.

Suite à cette expérience d’intelligence collective — inédite pour chaque participant, le groupe de travail s’accorda sur la pertinence de l’approche collaborative, même avec un tel degré de mobilisation, face à la complexité du sujet.

1. Une capacité d’analyse systémique accrue

La première moitié de ce bootcamp fut consacrée à analyser, partager et anticiper des évolutions futures industries de l’assurance : impacts potentiels des nouvelles normes comptables sur la communication financière ou sur les modèles actuariels, conséquences associées sur les offres de service et le chiffre d’affaires, évolution de la concurrence, etc. Lors de ces travaux, les interrogations sur les impacts que leur entreprise allait subir furent multiples— la principale étant : “ Peut-on continuer à faire ce que l’on faisait bien —  tout en gardant notre identité, ce qui fait de nous une organisation singulière et soudée ? ”.

La réponse du groupe fut unanime : au-delà des changements, la raison d’être commune des femmes et des hommes de cette organisation ne changerait pas, au contraire elle serait renforcée.

2. Une capacité d’adaptation créative et réaliste

Ces fondations posées, le groupe redessina la proposition de valeur que cette entreprise devrait offrir demain à ses clients, en s’assurant que les expertises et les savoir-faire actuels pourraient bien la réaliser. Puis ils détaillèrent les principaux livrables de cette refonte : calibrer la mise en œuvre les normes comptables IFRS 17, former les équipes, construire de nouveaux modèles actuariels, adapter les produits et leur distribution, associer dès demain les clients, et bien sûr réaliser un énorme travail d’adaptation des systèmes d’information, etc.

En clair, le groupe façonna durant ce bootcamp* un plan de transformation ambitieux, issu des conséquences de la norme IFRS17.

3. L’élément humain au cœur de la solution

Enfin, durant ces 3 jours, nos 25 dirigeants ont pris conscience de la complexité des interactions humaines existantes au sein de leur organisation grâce à l’expérience collaborative vécue. D’abord parce qu’ils ont vécu et analysé leurs propres réactions face à ce défi dû au changement de contexte. Ensuite par ce qu’ils ont identifié les tensions, interprétations ou incompréhensions que leurs travaux généraient entre eux — aidé par des moments réflexifs dédiés. Cette expérience leur a permis de prendre pleinement en compte l’élément humain dans la conception du plan de transformation.

D’autre part, l’intensité des relations humaines vécue sur ces 3 jours a renforcé leurs liens sociaux, créant un groupe uni et soudé qui devint le moteur de cette transformation.

Pour les membres du groupe, les enseignements de ces 3 jours de travail intensif furent les suivants :

  • Le partage accéléré des connaissances et des expériences a enrichi leur compréhension des multiples facettes de la situation,
  • Les réflexions et productions issues du groupe étaient plus qualitatives et profondes que la somme des réflexions individuelles ou de chaque métier, générant des solutions plus innovantes,
  • L’expérience humaine vécue incitait naturellement à intégrer l’élément humain dans chacune de leurs propositions.

Par la suite, cette expérience collaborative a permis à ce groupe de dirigeants d’élaborer en quelques semaines un plan stratégique qui s’appuyait sur les savoir-faire et savoir-être des collaborateurs, intégrant pleinement les capacités intrinsèques de cette organisation à réaliser cette ambition.

* bootcamp : littéralement “ camp d’entrainement” — format de session collaborative très intense de plusieurs jours.